L’occupation américaine, septembre 1915, était encore en cours d’implantation. Si l’élite haïtienne, notamment celle du secteur économique, se prédisposait à collaborer pour tirer des avantages dans le commerce, la résistance n’était pas pour autant absente. Aussi bizarre qu’il puisse paraître, c’est la paysannerie haïtienne ‒ garde de l’haïtianité‒, ou ses fils comme les Péralte, les Zamor, Jean Pierre Brièrre, Dr. Cabèche…, qui s’en faisait le devoir. Les cacos du Nord et les paysans des Cayes, massacrés (à Marchaterre) d’ailleurs en masse le 6 décembre 1929 témoignent. Bien qu’à chaque fois, ils se faisaient traiter d’illettrés, d’analphabètes, nous rappelle Laennec Hurbon (1987), par les classes complaisantes.
Cependant, dans la même logique de la résistance paysanne, outre les cas les plus connus, certainement entraînant beaucoup plus d’acteurs, il y a avait d’importants autres cas bien qu’isolés, que rares sont les documents ou espaces de débat qui les mettent en évidence. Dans cette catégorie, se trouve l’épopée des frères Mauclair à Jérémie.
27 septembre 1915, un enrôlé du nom de Liptak de la 6e compagnie de la garde américaine s’est noyé dans la Rivière de la Grand-Anse, au Bac, à l’entrée nord de la ville, près du pont. Après des recherches, le corps est retrouvé. Pendant qu’un docteur Hodelin fait les manœuvres respiratoires pour le ramener le souffle, la foule est déjà présent et l’entoure. Sous les menaces d’un américain, elle se dissipe et le docteur poursuit ses manœuvres. Mais peu de temps après, elle s’est regroupé. C’est alors que, dans les agissements pour disperser encore une fois la foule pour permettre à l’air d’arriver librement au soldat mourant, un évènement tragique avoir lieu. Roger Gaillard qui s’est bien documentée sur la tragédie, dans « Les blancs débarquent, 1915 : premier écrasement du cacoïsme » (1981), nous la raconte.
« […] les Américains bousculèrent tous ceux qui se trouvaient à leur portée. Entre autres, Luc Siméon Joseph, le général Nazaire, le jeune Valcourt Mauclair. Ce dernier, orgueilleux, fier de ses 24 printemps, riposta. Quatre Américains se ruèrent sur lui. Le champion frappait dur, mais que peut un homme contre quatre ?
L’intervention du consul Saint-Charles Villedrouin, d’Antoine Kerlegrand, du général Nazaire et de deux autres encore, finit par arracher le petit Hercule, tout roué de coup de poing, des griffes endurcies des Américains. La nouvelle parvint en ville comme une traînée de poudre. Lucien Mauclair, l’aîné, armé d’une machette dissimulée dans son pantalon, escorté de ses amis, alla vers le cadet. Ils ne se rencontrèrent point.
Les Américains étaient alors à la Basse-ville, près de la fontaine, emportant le noyé, et suivis d’une foule considérable, quand, arrivés au Carrefour-Berquier, une détonation retentit. Un Américain est atteint au bras. On court, on crie, on se bouscule, un vrai sauve-qui-peut. Américains et Haïtiens s’enfuient, hors d’haleine. Sept ou huit Américains seulement étaient armés. L’un d’eux, un colosse, se trouvait tout près de Lucien. Il voulut faire usage de son fusil, Mauclair le paralysa en voulant s’empara de l’arme ; la lutte devint âpre ; des coups de poing, coups de pieds s’échangèrent. Les adversaires tirent bon, le fusil est l’enjeu. Quel sera le vainqueur ? Car les rivaux semblent être de force égale.
Mauclair cependant, affaibli, allait succomber. C’est alors qu’il tira sa machette, en porta deux coups à l’Américain, qui lâcha prise et demeura sur le carreau. Victor Laforest, un ancien gibozien (le capitaine Giboz, instructeur militaire français, forma de nombreux officiers qui, par la suite, portèrent son nom) fit quelques coups de feu en l’air, et acheva le désarroi.

Lucien Mauclair, assis à gauche (Source : Eddy Cavé, De mémoire de jérémien : Ma vie, ma ville, mon village, 2009)
Les fuyards revinrent à la rescousse, ayant le capitaine Wise à leur tête. En manière de représailles, Wise allait déchaîner sa vengeance contre la Basse-ville. Bien armés, au pas de course, ils s’acheminaient vers le lieu de l’affrontement. C’est alors que l’Allemand Kehn, le pharmacien si connu, stoïque et résolu, se plaça seul au-devant du peloton, et fit comprendre au capitaine que le quartier de la Basse-ville n’était pour rien dans ce regrettable incident, qu’il s’agissait d’une affaire personnelle entre des frères Mauclair, les seules responsables.
Quelques jours après, la cour prévôtale, présidée par le colonel Cole, condamnait par contumace Valcourt Mauclair aux travaux forcés à perpétuité, et Lucien Mauclair à mort. Les deux frères avaient, en effet pris le marquis, Lucien emportant comme trophée la ceinture de balles et le fusil du vaincu. Ce fut alors, pour les deux frères, et la femme de Lucien, née Coralie Rey, qui les avait suivis, dix-sept années d’errance, de misère, de privation au fond des bois. Ils furent traqués comme des fauves. Chaque nuit, et par toute saison, ils couchèrent dans des ravins. Les paysans et les citadins, pleins d’admiration, les couvrirent de leur bonté et de leur protection. Le président Vincent, dès son arrivée au pouvoir, fit rapporter la sentence de la cour prévôtale, et les Mauclair purent circuler librement dans leur bonne ville de Jérémie ».
Évènement tragique, sans doute, et regrettable. Néanmoins d’un autre côté, ceci n’empêche de voir dans l’acte des Mauclair de la résistance, de l’orgueil, de l’indignation… D’abord à l’époque, beaucoup sont les actes des américains, marqués de brutalité, d’arrogance, de mépris envers les haïtiens…sur leur sol, rapportés dans des journaux haïtiens comme…. Sans doute, Valcourt Mauclair était révolte, indigné, pris d’orgueil, de la manière que les américains le bousculaient dans son pays. Sans compter ce qu’il a déjà vu ou entendu dans la même lignée.
Quant à Lucien Mauclair, il s’est dit sans doute qu’il fallait venger son frère maltraité par des étrangers arrogants injustement dans sa ville, sur le sol de Goman.
Quoi qu’il en soit, l’évènement témoigne de l’indignation, d’un sentiment de révolte. En somme, il faut dire que c’est une famille de braves. S’en prendre à des américains de cette manière, de manière isolée, qui d’autre en aurait pris le risque ?
En resterait-il encore de descendants Mauclair dans la Cité de poètes ?