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À Léogâne, quand le Diable s’appelait Maximus Macéan

En 1915, Charlemagne Péralte était le Commandement d’arrondissement de Léogâne qui était composé de trois communes : Léogâne, Grand-Goâve et Petit-Goâve. À ses côtés, il y avait comme subordonné un natif de la ville : le général Maximus Macéan, placé par Vilbrun G. Sam. Maximus était d’une méchanceté inégalable envers la population, et était donc unanimement détesté. Cet officier gênait sans limites Péralte, à telle enseigne que ce dernier, entre autres raisons, a préféré s’installer à Petit-Goâve.

Antoine Louinis, ancien secrétaire du Commandement de la place de Léogâne, dans une interview accordée le 17 avril 1971 à Carrefour-Faucher, où il est né en 1888, raconte en abrégé les pratiques barbares de Maximus : « de même qu’autrefois, dans d’autres pays, il y avait le lieu pour le gibet, le général Macéan, chez nous, avait fixé l’endroit des fusillades. C’était à l’entrée de la ville, dans une savane située face au calvaire. Les condamnés y étaient exécutés en enfouis sur place.

Par un raffinement de méchanceté, il y avait laissé en permanence un trou vide : la fosse de la prochaine victime. Sa femme lui disait : « Maksimus, an-atandan, kouvri trou lèd-sa ak yon boi banan’n ! » Il refusait. Cette fosse toujours béante, au pied du calvaire, était le signe de sa puissance.

Il était sans pitié aussi pour les délinquants conduits devant lui. Je me rappelle un fait. On avait amené à Maximus un voleur, les deux bras attachés. Il commença, avec une petite lampe « tête-gridap » par lui bruler lentement la barbe. L’homme hurlait. Cela fait, il le fit envoyer en prison avec l’ordre de le rouer de coups. Puis, on le conduisit à la savane. J’étais là. Le bataillon, presque à bout portant, fit feu. Sous la décharge, le malheureux sauta en l’air avant de retomber mort. On l’enterra sur place ».

Dans une autre interview accordée le 27 février 1971, Exelman Christophe, né à Port-au-Prince en 1987, mais qui passait ses vacances régulièrement à Léogâne chez son père, ajoute : « sur le plan politique, Maximus Macéan s’entourait de terreur. Lorsqu’éclata la révolution Bobo dans le nord, contre Vilbrun, son premier mouvement fut de déposer en prison tous les jeunes Léogânais qu’il supposait ne pas marcher avec le pouvoir. Puis il fit réquisitionner, manu militari, les autres jeunes du bourg, les incorpora à l’armée gouvernementale, et, par le train, les dirigea vers Port-au-Prince. Ceux-ci se laissèrent faire, mais quelques-uns, en cours de route, s’enfuirent ; certains gagnèrent les bois pour y attendre des jours meilleurs, d’autres retournèrent clandestinement dans la ville et virent se terrer chez eux. Ils savaient qu’il aurait suffi qu’ils fussent amenés devant Maximus, pour qu’ils soient fusillés. Ne répétait-il pas toujours, menaçant, que la fosse béante, au Calvaire, il la réservait pour « yon ti jèn-jan Ti-Goav » ou pour « yon ti-brigan lavil » ? Désemparés, plusieurs se plaignaient que Péralte ne leur fut d’aucun secours, et quelques-uns même se demandaient, sur les insinuations de Maximus colportées jusqu’à eux, si le Commandant d’arrondissement n’était pas l’instigateur caché de ces iniquités ».

Yon jou pou chasè, yon jou pou jibye, dit notre sagesse populaire. Évidemment, les choses allaient prendre un tournant inattendu et malheureux pour Maximus. La nouvelle arriva brusquement dans la ville de Léogâne : Vilbrun est brutalement chassé du pouvoir. Étant investi par ce dernier, l’autorité de Maximus, déjà illégitime, n’est donc plus légale. C’est le 28 juillet. Journée mémorable !

Maximus croyait qu’il s’était assez fait redouter par la population pour qu’elle ose envisager de se venger. Il se pavanait dans la ville comme si elle était sa conquête. Pourtant, la vengeance se manigançait. Exelman Christophe, dans la même interview, raconte l’ambiance.

« Le complot se trame autour d’un homme d’une quarantaine d’années, un notable, un spéculateur en café, Horace Désiré. Des jeunes le suivent. La population est favorable. Tous se préparent à châtier le satrape, qui, habitué pourtant au soupçon par sa fonction même, ne se doute de rien.

Voilà qu’un prétendu commissionnaire lui fait dire que Charlemagne Péralte, le Commandant d’arrondissement, veut lui parler. Il quitte son office, laissant derrière lui (pour garder sa femme peut-être ?) ses hommes de mains redoutés. Hautain, il traverse la ville. On le laisse passer. Le voici devant le Palais du Gouvernement, autre nom du siège de l’Arrondissement, un important édifice en bois bâti le long de la rue. De la chaussée, on y accède par un perron, et on est immédiatement à l’intérieur ; derrière s’étend la cour. Le Bureau compte un étage. C’est en haut que se trouvent le carré de Péralte et ses appartements privés.

D’un pied ferme, Maximus Macéan escalade la galerie. Il est dans la salle du rez-de-chaussée. Les fonctionnaires le saluent. Il grimpe l’escalier. Les conjurés, qui s’étaient peu à peu rapprochés, le voient disparaitre.

La conversation entre le Commandant d’arrondissement et son subordonné ne dure guère. Que se disent-ils ? Charlemagne était-il au courant de ce qui se tramait ? S’en était-il douté ? L’avait-il flairé, pressenti ? Maximus lui-même avait-il perçu la tension dans l’air ? Avait-il craint quelque chose ?

Le voici qui, l’entrevue terminée, redescend l’escalier. Les fonctionnaires du rez-de-chaussée, de nouveau, le saluent. Il apparait dans l’encadrement de la porte. Tout de suite, il voit la foule. Aux visages, à la rumeur qui l’accueille, il comprend que ces sont des justiciers. Il ne peut plus reculer. Alors bravement (mécaniquement ?) il avance.

Horace Désiré vole sur le perron, et, bâton levé, se jette tout contre lui. Maximus se dégage, essaie de parer le coup, mais est très violemment frappé. Il trébuche, porte la main à son sabre, n’arrive pas à se redresser, tombe. Il est par terre. Alors Babas Heurtelou, un jeune homme d’environ 22 ans, dont le père, spéculateurs en café aussi, était un notable du lieu, se lance sur le perron et décharge sa carabine sur la main de Maximus. Le coup lui ouvre la hanche. La détonation, le sang ne peuvent plus arrêter la foule. Les coups de feu crépitent, le groupe des jeunes achève le satrape, tandis que la clameur populaire approuve ce châtiment mérite.

Cela s’est passé tellement vite que Péralte n’a pas eu le temps d’intervenir. D’ailleurs, il n’en avait aucun droit. C’était un règlement de compte entre Léogânais, il n’avait pas à s’interposer entre le peuple debout, et celui que ce peuple avait désigné comme un hors-la-loi. Et puis, s’il avait fait un geste pour défendre le reprouve, la fureur populaire, aveugle à ce moment-là, se serait abattue sur lui.

Maximus est projeté dans la rue. Il est à terre. La foule est étourdie par ce qu’elle vient de faire. Elle est stupéfaite devant ce cadavre, regardant, touchant ce paquet de chair, ce qui reste d’un vivant qui, hier encore, faisait trembler les plus courageux.

La nouvelle de cette mort se répand dans la ville. Sa femme, quand elle l’apprend, n’y croit pas. « Mensonges, s’écrie-t-elle ; mon homme est la bravoure même ; qui peut se permettre, dans une émeute, de le frapper ? » Mais les détails, les précisions finissent par la convaincre. Elle se met en devoir de rendre les derniers honneurs à son époux. Elle sort de sa maison en courant, en criant son deuil à la mode de chez nous. Des deux mains, elle tient un drap blanc, le suaire, dans lequel elle enveloppera le cadavre. Elle arrive sur les lieux de l’exécution, fend la foule, reconnait son mari gisant, se penche, se lamente, et se dispose à l’envelopper, à l’emporter.

Alors une clameur monte du peuple assemblée. D’un seul coup, le même cri jaillit de toutes les poitrines : « Lan kalvè ! Maksimus lan kalvè ! On porte, en effet, les dépouilles du tyran jusqu’au calvaire. Arrivé aux effrayantes fosses préparées pour ses ennemis, on l’engloutit dans l’une d’entre elles, et, comme pour effacer son souvenir de toute mémoire, avec rage, on déverse, on « vide » de la terre sur le cadavre.

La foule rentre ensuite en ville, satisfaite de sa justice. Selon la coutume, Horace Désiré, l’homme qui déclencha l’affaire, est désigné par consentement populaire, commandant de la Place. Par le même vœu unanime, Péralte est maintenu à son poste ».

Péralte, de son caractère, ne se sentait pas confortable face à ce renouvellement de confiance, considérant les circonstances. Alors comme condition, pour ne pas être accusé complice dans le lynchage, il exigea que son innocence soit actée. C’est ainsi que le même jour, il fit adresser un procès-verbal de l’incident au Tribunal de paix qui sera paraphé par le Juge de paix et signé par 40 notables de la ville :

Liberté                                                             Égalité                                                 Fraternité

République d’Haïti

L’an mil-neuf-cent-quinze et le mercredi vingt-huit juillet, an 112e de l’Indépendance d’Haïti, à 10 heures du matin,

Nous Sify Latapier, juge de paix de la commune de Léogâne, assisté de M. Duval Coles, greffier,

Sommes transportés d’office au Bureau de cet arrondissement, après avoir entendu des coups d’armes tirés par la population.

En y arrivant, nous avons constaté le cadavre du commandant de cette commune, le général Maximus Macéan, gisant à terre, dans la rue, tout près de l’hôtel de cet arrondissement, et qui nous a paru avoir reçu quelques coups de feu qu’on a tirés sur lui.

Suivant les renseignements donnés par la population, elle déclare que, suivant les mauvaises injustices dont elle a été l’objet de la part de cette autorité, et vu que le pays se trouve en trouble, pour ne pas à redouter ce chef, elle profite de l’interrègne pour le retirer de son sein.

La population déclare solennellement de gager le commandant de cet arrondissement, le général Charlemagne Péralte, de toute responsabilité, comme étant innocent dans l’action.

En conséquence, après lesdites déclarations et constatations nous avons autorisé sa famille à enlever le cadavre pour l’inhumer.

En foi de quoi nous avons dressé et clos le présent procès-verbal, que la population a signé avec nous et notre greffier.

Ainsi signé : Blanfort Midi, H. Désiré, D.J. Heurtelou, André Wellington, G. Ganjean, H. Christophe, Jh. E. Maître, T. Simbert, H. Christin, D. Démosthènes, B.E. Gillius, Em. Maître, L. Lahens, A. Joseph. F. Ferdinand, M. Dautruche, Jules Pierre, D. Milord, G. Lédain, C. Maître jeune, Georges N. Saintis, le juge de paix de Grand-Goâve J. V. Bellevue, Exénodoth Dantan, Pétion Gentil, Wellington M. Pierre, Ed. Boudin, Sidney Cole, F. Rosemond, J. Saint-Aimé jeune, J. Billy, T. Gédéon huissier, Em. Ramville profes., Silencieux Thézin huissier, F. Lapier, A. Jh. Antoine et D. Coles jeune.

Enregistré à Léogâne, le vingt-huit juillet 1915, folio 790/791, Case 408 du registre des actes judicaires no 27.

En guise de conclusion : le peuple n’oublie pas !

 

Cf. : Gaillard, Roger. Les Blancs débarquent, 1915 : premier écrasement du cacoïsme. 1981.

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